Voici un concentré de tout le mal que l'homme peut infliger à ses semblables.

Evguénia S. Guinzbourg avait une vie normale, familiale, avec son mari et ses deux enfants, professionnelle, exerçant avec passion son métier de professeur de littérature, sociale aussi, et le régime stalinien l'a précipitée en enfer en la condamnant à dix ans d'emprisonnement puis de camp à Kolyma.

On partagera avec d'elle la cellule de quelques mètres où elle sera maintenue à l'isolement pendant deux ans. Le plus difficile n'étant pas l'absence de lumière, la nourriture infâme, l'humidité, la saleté, mais l'absence de nouvelles de ses enfants, la torture morale de comprendre peu à peu l'absurdité du système auquel on a cru ; un monde dans lequel on condamne une femme pour ne pas avoir dénoncé un lointain collègue qu'on accuse de mauvaises idées politiques ; ensuite, c'est la spirale de l'absurde des purges staliniennes : le mari, les parents, les collègues, tous ceux qui ont côtoyé la désignée coupable, sont condamnés à 10, 20 ans de prison, même s'ils ne connaissent pas le premier « coupable », même s'ils ne font pas de politique, même s'ils ont 16 ans comme certaines condamnées rencontrées par l'auteur, ayant le seul tort d'être la fille d'un accusé... Ceci s'est passé dans un pays d'adultes, de gens normaux qui ont seulement commis l'erreur de penser que tout doit être sacrifié à un parti, à une idée, celle du peuple souverain. Comme cette idée était belle, après des siècles de domination religieuse et de gouvernement tsariste. On tue tout le monde, Dieu, les nobles, les supposés ennemis du peuple, et tout deviendra merveilleux dans un monde enfin débarrassé des vieilles traditions...

Après quelques mois d'interrogatoires où on voudra lui faire avouer ses activités imaginaires de contre-révolutionnaire trotskyste, elle partagera la cellule d'une autre prisonnière pendant un an. L'un des plus beaux aspects de ce livre est cette humanité, cette entraide, cette bienveillance, que la condamnée rencontrera parfois, chez un surveillant qui risque son poste pour un simple mot de consolation, chez une co-détenue, aussi maltraitée qu'elle et mourant de faim mais capable de partager un peu de pain, un foulard, parfois même au sacrifice de sa propre vie comme ce détenu sourd dont elle partagera le travail et qui se sacrifiera pour la protéger des hommes rustres et bestiaux du camp. La forme est parfois saisissante quand des parenthèses nous racontent en prolepse la mort au camp des prisonniers que l'auteur a croisés à différents moments de son incarcération : elles donnent une présence glacée à la mort programmée de ces sacrifiés innocents.

Il me restera de cette lecture ce qu'il reste des chefs-d'oeuvre : des images inoubliables de souffrances inimaginables, des semaines passées dans un wagon avec seulement un verre d'eau quotidien, de travaux forcés dans la neige avec seulement des espadrilles aux pieds par moins 40, des scènes de morts qu'on jette aux requins lors de la traversée vers Kolyma, de femmes essayant de garder leur intégrité humaine alors qu'on les prive de tout, même de parler, même de se voir. Mais aussi et surtout, une grande admiration pour cette intellectuelle confrontée à l'horreur mais gardant son humanité en récitant des poèmes, en ne devenant pas une bête comme les prisonnières de droit commun, vulgaires et bestiales, l'élite des camps, alors que les prisonnières politiques, les innocentes, sont les plus méprisées, les moins bien traitées. Je garderai aussi le souvenir des gens admirables qui ont permis à l'auteur de survivre, elle qui nous livre avec pudeur ce témoignage, sans idéologie, souvent purement factuel, exprimant finalement ce qu'elle a vécu, sans haine, comme lorsqu'elle partagera sa maigre ration avec un détenu mourant demandant à manger une dernière fois du pain et dans lequel elle reconnaîtra un de ses accusateurs, demandant seulement à l'intercesseur de lui donner son pain et son nom.

PS de toute évidence, le livre n'a pas été réédité. Je l'ai trouvé chez un bouquiniste d'occasion. Il fait 400 pages écrites serrées notes comprises et se termine après un épisode de bucheronnage dans les forêts de Kolyma. Je ne trouve pas le tome 2 ou a des prix extravagants ( 60 euros pour un Points poche sur Amazon!) . S'il y a beaucoup de demandes, ils le rééditeront peut-être?

jaklin
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 3 mai 2024

Critique lue 96 fois

11 j'aime

8 commentaires

jaklin

Écrit par

Critique lue 96 fois

11
8

Du même critique

L'Étranger
jaklin
8

L’ athéisme triste ou le triste athéisme

Après l’approche assez originale de Daoud, il est temps de revenir sur un devenu classique hors- norme : L’ Étranger de Camus. Tant il est me semble t’il aimé pour de mauvaises raisons : une langue...

le 22 août 2018

56 j'aime

91

Douze Hommes en colère
jaklin
9

La puissance du Bien

« 12 hommes en colère » est l’un des films que j’ai le plus vus, avec fascination, avec émotion. C’est un huis-clos étouffant donnant pourtant à l’espace réduit une grandeur étonnante – et le...

le 17 févr. 2019

53 j'aime

34

Les Français malades de leurs mots
jaklin
7

La langue chargée

Etudiant l’abâtardissement de la langue française , Loïc Madec met à nu une France « ahurie et poltronne ». De la culture populaire au jargon des élites, la langue révèle le profond affaiblissement...

le 26 juil. 2019

49 j'aime

125