Fleur de lait
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Fleur de lait

Roman graphique de Miguel Vila (2023)

Si vous vous sentez déconcerté par la couverture — et pour être déconcertante, elle l’est assurément —, vous n’avez pas fini de l’être en vous lançant dans cette lecture. Cette jeune femme – du moins vraisemblablement encore jeune, mais comme usée avant l’âge —, dotée d’une poitrine si gonflée, si lourde, que son centre de gravité semble avoir basculé vers l’avant, nous fixe étrangement de ses yeux cernés, à la fois vides et interrogateurs.

Et c’est autour de cette jeune femme, prénommée Ludovica comme on va le découvrir plus tard, que va se centrer le récit. Si laide et si négligée soit-elle en apparence, Ludovica dégage quelque chose de fascinant – et ce n’est pas dû seulement à sa poitrine monumentale, résultat d’un accouchement récent comme on va l’apprendre au début du récit. Ses yeux sont comme des trous noirs, capables d’aspirer tout ce qui passe à sa portée, à commencer par les garçons croisés sur son chemin… Encore une question de gravité…

« Fleur de lait » est sans conteste le plus gros OVNI éditorial qu’il m’ait été donné de lire ces derniers mois. Et cet OVNI nous vient de l’autre côté des Alpes, ce qui semble démontrer une certaine vitalité en matière de neuvième art chez nos voisins italiens. Il s’agit du deuxième album de Miguel Vila après son « Padovaland » paru en 2022, déjà accueilli comme une révélation.

Il y a beaucoup à dire, et ce n’est pas une vaine expression, sur cette bande dessinée tout à fait unique, tant au niveau du contenu narratif que du graphisme. Miguel Vila nous livre ici une véritable étude sociologique de l’Italie contemporaine, dont on constate, comme partout ailleurs, la tendance à se fondre dans la grande marmite mondiale des technologies de communication. Et pour cela, l’auteur s’avère un fin observateur des petites choses du quotidien, de ces détails apparemment sans importance des vies ordinaires, et cela se reflète d’abord dans cette extraordinaire mise en page hyper déstructurée, une approche cubiste, à la fois graphiquement et intellectuellement, avec parfois des suites de cases minuscules disséminées au milieu de larges espaces blancs. Le tout donne quelque chose de très avant-gardiste, qui peut déconcerter au premier abord et pourtant la narration n’est pas négligée, et même curieusement assez captivante, même s’il faut l’avouer, il ne se passe pas grand-chose. Vila dresse ici un portrait cruel et, ce qui est peut-être pire, sans ironie, d’une génération biberonnée aux écrans et sous leur emprise permanente. « Fleur de lait » est une peinture hyper réaliste d’une société ultra connectée où paradoxalement toute authenticité des rapports humains a disparu, où le futile prend le pas sur la gravité, où la solitude des âmes semble ressortir avec plus d’acuité, et ce quel que soit la classe sociale (celle plus éduquée à laquelle appartient Stella ou le sous-prolétariat des petits boulots dans lequel végètent Ludovica et Marco).


Et en marge de ce constat quelque peu affligeant, il y a cette histoire de fluide mammaire suggérée par le titre, qui est le nom de la boutique de crème glacée où travaille cette dernière (« Fior di Latte »). Symbole nourricier rendu ici prépondérant par les seins gonflés à bloc d’une Ludovica décomplexée et assumant son récent statut de mère allaitante, des « charmes » auxquels Marco ne va pas manquer de succomber. De plus, sa libido n’en est pas amoindrie, bien au contraire, et de façon assez sordide. En effet, comme on va le voir, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez cette jeune mère, alcoolique et sans une once d’instinct maternel, qui nourrit son bébé avec son propre lait à l’arrière-goût de mauvais Spritz. L’accouchement l’a spectaculairement enlaidie, et son apparence semble être le cadet de ses soucis. Ludovica apparaît désormais comme une sorte de pieuvre grotesque suintant ses propres fluides corporels, obscènes. Chez Miguel Vila, la laideur, incarnée par celle qui s’impose comme le personnage central du récit, devient objet de fascination, pour le lecteur peut-être mais en particulier pour Marco, qui semble trouver entre ses seins une sorte de réconfort maternel, si trouble soit-il. Pendant ce temps-là, sa petite amie Stella s’efforce de stimuler son désir sexuel, allant jusqu’à s’épiler le minou. Peine perdue, Marco n’a de désir que pour Ludovica…


Derrière le lustre des apparences, mise en évidence au début par la joliesse d’une ligne claire associés à d’aimables pastels pour représenter les paysages, les fissures vont apparaître, celles révélant un microcosme de citoyens paumés livrés à eux-mêmes et dont l’horizon s’arrête à l’écran de leur smartphone. Un univers étriqué où les valeurs sont distillées par un hyperconsumérisme mortifère qui s’est désormais substitué aux canaux traditionnels, miroir aux alouettes atomisant où argent facile, pornographie à gogo et gros fun semblent à portée de clic d’une jeunesse déboussolée.

Sans rien déflorer davantage de l’intrigue, on reste déconcerté devant « Fleur de lait », photographie grinçante de notre époque contemporaine qui réussit à instaurer le malaise, à mille lieues d’une « dolce vita » suggérée par les premières pages. Miguel Vila, qui réussit à allier avec brio fond et forme (propos passionnant et graphisme innovant), est un auteur qui méritera toute notre attention dans les années à venir.


LaurentProudhon
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le 4 mai 2024

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